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En un éclair

  • benoitcombet
  • 14 janv. 2024
  • 4 min de lecture

La porte s’ouvre, faisant rentrer un air rafraîchi par l’averse. Félix entre, suivi de sa nouvelle victime. Pardon, son nouveau client. Un gros homme rougeaud, habillé du nec plus ultra du randonneur. À côté de lui le guide semble pouilleux. Vrai aussi qu’il n’a jamais fait particulièrement d’efforts, là où le nouveau venu semble délicat et raffiné. Ils se fraient un chemin jusqu’au comptoir. Quelques regards les accompagnent. C’est que beaucoup ici savent ce qu’il va se passer et ne veulent pas en perdre une miette. Il salue Georges avec bonhommie et lui présente le touriste fraîchement amené. Un Américain. Ils commandent ; un whisky et une pinte de brune, abandonnent les bagages derrière le comptoir, et viennent prendre place juste devant moi. Je suis aux premières loges. Ils ont à peine le temps de s’installer que déjà surgit Maddy. Elle salue Félix d’un baiser sur la joue et s’assied avec eux. L’autre boit une rasade pour dissimuler son trouble. Mais il est fait ; il ne parvient pas à détourner le regard. Il ne cesse de cligner des yeux. Félix sourit sans qu’il ne voie rien. S’engage une discussion en anglais où l’un et l’autre rient beaucoup. De ce que je comprends John est le fils d’un magnat texan de l’élevage bovin. Il a repris les affaires familiales avant de décider de parcourir le Vieux Monde à la suite d’un burn-out ; un retour aux sources pour se chercher. Il va à pied et parfois engage des gens comme Félix pour lui faire visiter les merveilles de ces régions traversées. Il est passionné de théâtre et envisagerait bien d’en faire son métier. Bien vite ils ont fini leur premier verre. Il hèle Salomé pour lui commander une bouteille et trois verres à whisky.


C’est alors que Maddy propose une partie de poker. Les oreilles se tendent mais tout le monde ou presque sait ce qu’il va se passer. Et effectivement, les cartes sont distribuées et les mises jouées. Félix emprunte à Maddy, elle-même ne met pas grand-chose. Un sifflement retentit quand l’Américain pose la sienne. Il joue gros. Son visage est illuminé. Les verres se vident et se re-remplissent. Salomé offre une première tournée pour la tablée. Ils prennent des risques et comme prévu John remporte cette partie. Un quelque chose cloche; tout ne semble pas se passer comme d’habitude. Mais quoi ? Ce doute me pousse à rester malgré la fatigue. D’ailleurs la maison ne désemplit pas, et Georges paie lui aussi sa tournée. Pour la seconde partie quelques audacieux viennent regarder et commenter ouvertement. Ils sont l’attraction de la soirée ; on leur paie des coups à boire. Personne pourtant ne préviendra le jeune touriste. C’est ainsi. Moi-même je n’en suis pas fier. Je me fais l’effet d’un voyeur.


Maddy se referme ; elle ne jette plus que de rares regards vers celui qui vient de lui prendre ses sous. Le piège a fonctionné : il est amusé de son air boudeur, la taquine en lui disant qu’il la trouve encore plus belle. Il mise plus gros encore. Félix prend ses aises : pour son adversaire il se décompose. John demande à Georges une musique, puis une autre. Bientôt la petite salle de la Fontaine s’emplit de country. Il chante gaiement et à tue-tête. Je me dis qu’après tout cet argent ne lui manquera pas tant, et lui donnera peut-être une leçon d’humilité. En attendant Félix cache dans son dos un as de carreau. Il ose un regard à l’assistance ; vont-ils le dénoncer ? Il sait que non. Les minutes passent, les enchères s’enchaînent. Certainement sous l’effet de l’alcool John transpire et halète. Il est concentré sur son jeu.

Maddy et Félix échangent des regards complices. Ils vont frapper. Malgré les sourires moqueurs il ne voit rien et continue d’avoir l’impression qu’il mène. Mais l’orage frappe le premier. Depuis tout à l’heure on l’entend tourner. Là, les lumières s’éteignent, la musique disparaît subitement. On se bouscule un peu, des téléphones éclairent quelques peu la pièce. Georges et Salomé disparaissent et tentent de remettre le courant. Profitant de cette pause nous sortons sur le pas de la porte. Le ciel est toujours zébré et les rues plongées dans le noir quand elles ne sont pas illuminées par les éclairs. Le trio reste à l’écart, feignant de rire. Un rien titubant John part aux toilettes, ce qui permet à Félix de donner la carte à sa complice. Je le suis sur quelques pas. La salle est déserte. Il revient et les trois décident de reprendre leur partie à la lampe, et de prendre ensuite congé. Beaucoup d’entre nous les suivent, de toute manière coincés ici par le déluge. Avant de regagner la table le touriste prend Maddy par les épaules et commence avec elle une danse. Rires dans l’assemblée. La danse est belle, les photos nombreuses. Et sur l’une d’elles – dont je suis l’auteur - on aperçoit John passer sa main dans la poche arrière de la danseuse, où elle a rangé la carte.


La suite va très vite. Félix pousse un hurlement. L’argent misé a disparu. Les danseurs accourent. Cris effarés. John sort de sa veste l’as de carreau et le brandit sous le nez de son guide. Il est certain qu’après avoir essayé de le rouler les deux autres ont volé son argent. Il la jette en l’air, magistralement. Il a bien vu leur stratagème, a joué le rôle qu’on voulait de lui. Mais maintenant il reprend la main. Regards en coin des deux complices ; l’un des deux a-t-il essayé de doubler l’autre ? Ou peut-être est-ce cet Américain ?


Sentant que la Fontaine va vite déborder de tensions je préfère m’en aller maintenant. Dans une poche j’ai le téléphone avec lequel j’ai filmé cette scène et la carte témoin de ces duperies. Dans l’autre, quelque trois cents euros de mise. Ce Félix aura eu sa leçon ce soir, et moi ma part du marché.

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